En particulier, nous manquons les choses suivantes :
- Autorités intellectuelles. Nous n’avons tout simplement pas un ensemble de personnalités publiques qui soient largement reconnaissables comme quelqu’un qui « doit être écouté ». Par exemple, nous n’avons jamais eu un groupe d' »intellectuels publics » (Walter Lippmann, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Jürgen Habermas, peut-être, dans le milieu britannique mais aussi américain, quelques commentateurs et essayistes de périodiques prestigieux comme The New York Review of Books, plus ancien The Spectator…). Un « intellectuel public » est quelqu’un qui dit au public des choses qu’il ne sait pas sur lui-même ou qu’il ne veut pas admettre : il dit aussi des choses désagréables, apporte de nouveaux concepts ou un nouveau langage, diffuse une certaine illumination par des connaissances et des exemples de rationalité discussion. Si l’un des camps est salué comme un « intellectuel » dans notre pays, c’est quelqu’un qui, au contraire, parle des clichés satisfaisants, se livre à de simples exégèses, et sa principale opération logique est les sophismes. Et peu importe s’il s’agit d’un intellectuel « civique » ou d’une « autorité » de l’environnement conservateur national (Smer, les conservateurs chrétiens, l’environnement « matriarcal » traditionnel, ou quelqu’un de la scène réactionnaire-conservatrice). Le problème est que les autorités n’ont nulle part où se développer : l’art du débat et de l’argumentation (écrite ou de parole publique) n’est pas cultivé, pas plus que le respect des autorités qui ont fait leurs preuves dans leur domaine (par exemple, les universitaires, mais aussi l’ancienne génération littéraire ). Et quand ce n’est pas le cas, « l’autorité » est toute histoire attrayante à court terme, qu’elle provienne des médias grand public ou de la réaction de la « conspiration ». (Bien sûr, les choses changent aussi en Occident : là où Joan Didion ou Daniel Bell auraient autrefois fait autorité, des « intellectuels de la pop » comme Žižek ou Pinker, ou même des animateurs de causeries nocturnes, ont pris le relais. Mais nous n’avons pas vécu une période où ces textes intellectuels sur la Slovaquie moderne pourraient au moins être archivés.)
- Réflexion culturelle. Des romans français du XIXe siècle reflétant de manière critique les changements sociaux et les transformations des courants de conscience inférieurs ou la superficialité des bourgeois aux sitcoms de la BBC qui montrent le ridicule du comportement de certaines parties de la classe moyenne ou les paradoxes de la morale moderne, développé Les sociétés européennes ont toujours eu un fort élément de réflexion à travers la culture. En principe, cela n’existe pas en Slovaquie, si l’on ne compte pas les clichés complets (si quelqu’un dépeint la Slovaquie moderne « de manière critique », alors il y a un entrepreneur et un chercheur d’or, etc.) ou l’art moderne engagé (chansons anti-gouvernementales, etc.). Il n’y a pas non plus de discussion plus développée sur l’art et sa nécessité pour faire réfléchir ou secouer la société.
- Les média. Ils ont beaucoup de pouvoir dans la société moderne en déterminant les récits sous-jacents, le langage, mais aussi en offrant un espace pour ce qui est décrit dans les deux points précédents. La stabilité de l’establishment économique britannique, c’est aussi la stabilité entretenue par les textes du Financial Times, la classe moyenne et supérieure allemande par les textes du FAZ ou du SZ. Nos médias n’ont aucune ambition de façonner à long terme la discussion, le langage, l’argumentation. C’est particulièrement frappant dans le cas des médias publics, où il n’y a pas d’équivalent de la BBC, ni de l’ORF, ni du CT, ni même les ambitions des médias d’État avant 1989, bien plus ambitieux dans la création de programmes originaux, l’encadrement de la pureté de la langue ou de l’éducation. Aujourd’hui, le langage des ambitions (quelque chose d’original, quelque chose de formateur) n’est pas entendu.
- Succession et autres organisations professionnelles. Les syndicats et surtout les organisations d’employeurs n’ont pratiquement pas leurs propres capacités et activités intellectuelles dans notre pays, et leur influence globale dans la société est également faible. Mais il en va de même pour les associations académiques ou culturelles. L’une des raisons pour lesquelles la politique économique ou culturelle est parfois formée en fonction du sommeil du ministre concerné est simplement qu’il n’y a pas de discussion structurée à long terme, d’arguments acceptés, d’opinions à long terme faisant autorité.
- « Programmes » et visions. Cela s’applique à la fois aux sous-politiques et aux politiques concernant l’entreprise en tant que telle. En Grande-Bretagne ou en Allemagne dans la période d’après-guerre, il était clair depuis plus ou moins une décennie quel modèle de soins de santé ou d’enseignement supérieur serait cultivé, et toutes les forces politiques et sociales concernées étaient plus ou moins d’accord sur ce modèle. Tout comme il était clair depuis des décennies en France quel est le modèle républicain de base de la société et de la politique, ou en Autriche comment l’organisation du parti au niveau de l’État devrait fonctionner. Nous n’avons rien de semblable. Et c’est aussi parce qu’il manque des matériaux : des programmes et des visions, qui ne seraient pas un paquet d’idées marketing ou passagères plaisantes, mais des visions argumentées. En particulier, il y a un manque de débat public qui donnerait de la place à cette argumentation.
- Stabilité visible du « statut d’État ». Là encore, dans les démocraties traditionnelles, il est physiquement représenté, par exemple, par des édifices majestueux, mais aussi par des institutions publiques professionnelles et autoritaires. Si cet ancrage de la réalité politique fait défaut, il manque aussi l’ancrage de tout le reste : les visions, le progrès social patient à long terme, les autorités.
En d’autres termes, ce que nous avons ici est une stabilité de léthargie, de fatigue et de timidité. C’est pourquoi si peu de progrès dans l’économie, dans le développement de la société (de facto, nous sommes toujours la Slovaquie socialiste avec une couche à peine tirée de production orientée vers le capitalisme). Au contraire, nous manquons d’un ferment culturel et social interne, qui serait modéré par les éléments stabilisateurs mentionnés ci-dessus, typiques de toute société moderne plus développée.
Et nous pouvons suivre l’évolution des années suivantes avec une simple « check-list » en main : si les structures précitées ne sont pas développées, nous resterons la même entreprise que nous sommes actuellement. Léthargique dans le noyau, très instable sur la surface politique.
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